Langues en psychothérapie

Est-il important que le patient et le thérapeute partagent la même langue maternelle?

Et si ce n’est pas le cas, quelles sont les places respectives des langues maternelle et étrangère dans la thérapie?

Cette problématique a été au centre de l’approche interculturelle que je pratique et de ma recherche universitaire. La langue signifie beaucoup plus qu’un simple outil permettant d’émettre des messages et d’en recevoir. La langue nous structure dès notre venue au monde. C’est avec le langage qu’apparaît la pensée logique et abstraite, c’est avec le langage que nous nous inscrivons dans le monde en tant qu’individus. La langue nous  détermine et elle détermine aussi le monde que nous habitons. Lacan dit que le langage préexiste au sujet: il donne naissance à l’être humain.

Le rôle de la langue maternelle est primordial. “madre lingua”, “mother tongue”, “alma mater”…. En psychologie, on parle du “bain linguistique” qui accueille le bébé à sa naissance, et même avant, à travers les sons qu’entend le foetus, mais aussi à travers les rêves, les projets parentaux, le nom qu’on lui choisit etc. C’est la langue de la mère, et de ce fait, elle est d’emblée un espace familier qui contient, apaise, rassure. La langue maternelle est aussi  intimement liée à nos vécus les plus archaïques, les plus chargés en affects tant positifs (c’est la langue de la tendresse, de l’amour maternel), que négatifs, douloureux, traumatiques (premières expériences de séparation, de déception, d’agressivité).

Qu’est-ce qui se passe dans la situation migratoire, quand on change de langue, quand la langue maternelle n’est plus la seule, voire plus la principale langue de la communication?

Premièrement, la confrontation entre la langue maternelle et la langue du pays d’accueil implique toujours la rencontre, tant enrichissante que déstructurante, entre le familier et l’étranger, entre soi-même et l’autre. Enrichissante, parce qu’il y a une possibilité d’ouverture, d’élargissement voire de dépassement des limites. Déstructurante, parce que l’étranger peut être une source d’angoisse, celle de ne pas comprendre l’autre ou de ne pas savoir se faire comprendre, celle de perdre sa langue maternelle, d’être soumis à l’autre, celle enfin de se démarquer, d’être perçu comme un étranger, de ne pas s’adapter suffisamment.

Deuxièmement, le sujet migrant se trouve contraint de faire un choix quant à la place qu’il va donner à chaque langue. Quelque soit le choix fait,  il y aura toujours une perte, un renoncement, un deuil à faire.

Mais parfois et même souvent,  le sujet ne s’en rendra pas compte, ayant l’impression que la question de la perte ne se pose pas, puisqu’il s’est parfaitement adapté ou qu’il n’ y a pas  eu besoin de  s’adapter… L’adaptation peut toutefois devenir ce qu’on appelle, en psychologie, un mécanisme de défense.

Comme le dit Julia Kristeva : « Vous avez le sentiment que la nouvelle langue est votre résurrection : nouvelle peau, nouveau sexe. Mais l’illusion se déchire lorsque vous vous entendez, à l’occasion d’un enregistrement par exemple, et que la mélodie de votre voix vous revient bizarre, de nulle part, plus proche des bredouillis d’antan que du code d’aujourd’hui… Ainsi, entre deux langues, votre élément est-il le silence »[1]. La “perte” de la langue maternelle devient alors une douleur constante: on peut s’y habituer, mais elle ne disparaît pas pour autant.  ”Porter en soi comme un caveau secret, ou comme un enfant handicapé – chéri et inutile – , ce langage qui se fane sans jamais nous quitter”[1].

Certains choisissent de s’accrocher à la langue maternelle pour ne pas perdre leurs repères.  C’est ainsi contre le risque de perdre sa langue et de devenir « prisonnier » de celle de l’autre, selon l’observation de Francesco Sinatra[2],  que parfois les migrants, par mesure de survie, se regroupent pour faire revivre en exil leur langue maternelle avec ses saveurs et ses couleurs.

Toutes ces stratégies défensives  (adaptation, repli) impliquent  un rétrécissement de l’espace psychique, une dépense d’énergie. Plus les défenses sont fortes et imperméables, plus notre énergie est sollicitée pour les maintenir, et moins elle est disponible à d’autres activités, d’où un sentiment de fatigue, de lassitude, d’apathie ou d’irritation, de nervosité.

Tel semble être le risque de la migration: construire des défenses massives aux dépens de sa créativité et de sa liberté. Le paradoxe de la situation migratoire consiste à présenter, en même temps que ce risque, une réelle possibilité d’ouverture, d’élargissement de l’espace psychique, de développement de son potentiel créatif, car elle implique un réaménagement psychique. Ce dernier offre l’opportunité de nouer de nouveaux liens et de transformer des  vécus anciens, y compris négatifs.

En effet, la langue maternelle est porteuse des expériences les plus précoces, les plus archaïques, dont les traumas, les angoisses, les douleurs. Elle peut même véhiculer des traumas transgénérationnels. Par contraste, la langue étrangère offre un espace d’élaboration de ces vécus anciens, une ouverture. C’est pour cela peut-être que certains écrivains, par exemple, choisissent d’écrire dans une langue étrangère (Nabokov, Beckett etc.)

« L’épreuve de l’étranger et l’apprentissage du propre » – le titre du célèbre essai de Heidegger sur Hölderlin – illustre bien cette dialectique entre la langue maternelle et la langue étrangère. « Mais ce qui est propre doit aussi bien être appris que ce qui est étranger »[3], écrit Hölderlin dans une lettre à son ami Bohlendorf. Il ajoute, plus loin, que, « encore une fois, le libre usage de ce qui nous est propre est ce qui est le plus difficile». Cet « usage » et cet « apprentissage » passe par l’épreuve de l’étranger, épreuve dangereuse et risquée. Tel nous semble ainsi être le message d’Hölderlin, qui s’inquiète dans cette même lettre: « Il faudra que je veille à ne pas perdre la tête en France, à Paris ». « Perdre la tête », cette prémonition d’Hölderlin, décrit le risque que court celui qui s’aventure dans le voyage entre deux langues. « Celui qui possède deux langues perd son âme », disait le Colonel Lawrence. Mais, sans cette épreuve, il ne reste que la prison du « même » et la menace « de la fusion mortelle avec l’immédiateté du propre”.

Ainsi sur la question de la langue en thérapie, nous pouvons prendre différents points de vue. Est-il important de parler sa langue maternelle en thérapie? Oui, dans la mesure où nos expériences les plus intimes sont enracinées dans cette langue. Est-il important de parler une autre langue? Oui, dans la mesure où cela permet de prendre une distance par rapport au connu, au familier, qui souvent est trop chargé pour permettre l’apparition du nouveau, du créatif, de l’inédit.

Le plus important est probablement de garder à l’esprit que la place des langues en thérapie pour le sujet migrant n’est pas une simple question pragmatique, mais que le rapport aux langues détient une place centrale dans le processus thérapeutique lui-même.


[1] Kristeva J., Etrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988.

.[2] Sinatra F., « La figure de l’étranger et l’expérience de l’exil dans la cure », in Différence culturelle et souffrances de l’identité, Paris, Dunod, 1998.

[3] Holderlin cité par Berman A., L’épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, 1984